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Deuxième
partie : Poétique du Christianisme
Chateaubriand montre que les uvres des écrivains chrétiens
sont loin d'être inférieures à celles des anciens. Ils ont mieux dépeint
les époux, le père, la mère, le fils, la fille, le prêtre, le guerrier.
D'autre part « le christianisme a changé les rapports des passions en
changeant les bases du vice et de la vertu », et les conflits qu'il éveille
dans les âmes conduisent à des analyses plus profondes (Phèdre). Le christianisme
est lui-même une passion qui «fournit des trésors immenses au poète »
(Polyeucte, « cette querelle immense entre les amours de la terre et les
amours du ciel »). Enfin, il est à l'origine de la mélancolie moderne
(cf. du vague des passions). Bannissant la mythologie, il nous rend plus
sensibles aux beautés de l'univers et son merveilleux a plus de grandeur,que
celui dit paganisme. La Bible soutient victorieusement la comparaison
avec Homère.
Livre III
Suite de la poésie
dans ses rapports avec les hommes
Chapitre IX : Du vague des passions
Étudiant l'action du christianisme sur la sensibilité et les passions,
CHATEAUBRIAND en vient à analyser les sources de la mélancolie moderne.
Mais, loin de se borner à l'influence chrétienne, il découvre d'autres
causes du « vague des passions », dont certaines s'exerceront surtout
à partir de 1815. Ainsi, par une sorte de pressentiment, l'auteur du Génie
du christianisme donnait avant l'heure une analyse de ce « mal du siècle
» dans lequel se complairont les jeunes écrivains de la génération romantique.
Texte complet
Il reste à parler d'un état de l'âme
qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé : c'est celui qui
précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives,
entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans
but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet
état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose
fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude
de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments rendent habile
sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des
désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante
et merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite
avec un cur plein un monde vide et sans avoir usé de rien on est
désabusé de tout. L'amertume que cet état de l'âme répand sur la vie est
incroyable ; le cur se retourne et se replie en cent manières pour
employer des forces qu'il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu
connu cette inquiétude secrète, cette aigreur des passions étouffées qui
fermentent toutes ensemble : une grande existence politique, les jeux
du gymnase et du Champ de Mars, les affaires du Forum et de la place publique
remplissaient leurs moments et ne laissaient aucune place aux ennuis du
cur. D'une autre part, ils n'étaient pas enclins aux exagérations,
aux espérances, aux craintes sans objet, à la mobilité des idées et des
sentiments, à la perpétuelle inconstance, qui n'est qu'un dégoût constant
; dispositions que nous acquérons dans la société des femmes. Les femmes,
indépendamment de la passion directe qu'elles font naître chez les peuples
modernes, influent encore sur les autres sentiments. Elles ont dans leur
existence un certain abandon qu'elles font passer dans la nôtre ; elles
rendent notre caractère d'homme moins décidé, et nos passions, amollies
par le mélange des leurs, prennent à la fois quelque chose d'incertain
et de tendre. Enfin, les Grecs et les Romains, n'étendant guère leurs
regards au-delà de la vie et ne soupçonnant point des plaisirs plus parfaits
que ceux de ce monde, n'étaient point portés comme nous aux méditations
et aux désirs par le caractère de leur culte. Formée pour nos misères
et pour nos besoins, la religion chrétienne nous offre sans cesse le double
tableau des chagrins de la terre et des joies célestes, et par ce moyen
elle fait dans le cur une source de maux présents et d'espérances
lointaines, d'où découlent d'inépuisables rêveries. Le chrétien se regarde
toujours comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes
et qui ne se repose qu'au tombeau. Le monde n'est point l'objet de ses
vux, car il sait que l'homme vit peu de jours, et que cet objet
lui échapperait vite. Les persécutions qu'éprouvèrent les premiers fidèles
augmentèrent en eux ce dégoût des choses de la vie. L'invasion des barbares
y mit le comble, et l'esprit humain en reçut une impression de tristesse
très profonde et une teinte de misanthropie qui ne s'est jamais bien effacée.
De toutes parts s'élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux
trompés par le monde et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains sentiments
de la vie que de s'exposer à les voir cruellement trahis. Mais de nos
jours, quand les monastères ou la vertu qui y conduit ont manqué à ces
âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes.
Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, elles sont restées
dans le monde sans se livrer au monde : alors elles sont devenues la proie
de mille chimères; alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui
s'engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se
consument d'elles-mêmes dans un cur solitaire.
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